Le stade, lieu par excellence du déroulement optimal de la compétition sportive grâce à une construction architecturale aboutie et à la mise en forme technique d’un objet souvent monumental qui incitent à toutes les prouesses, est aussi la réalisation la plus avancée de la civilisation des loisirs actuelle, une puissante visibilité, dominante et conquérante qui se détache de son environnement proche et plus lointain par sa structure même. Le stade surgit historiquement comme la réalisation de la technologie la plus performante et comme un lieu de convergence de masse unique en son genre dans une gigantesque mise en scène cherchant à associer l’art, le cinéma et le théâtre.
Le
stade est avant tout mû par un mouvement irrésistible et puissant de concentration,
de focalisation, de centralisation et d’unification spatiale de tout ce qui
concourt à son maximum d’efficacité. Il l’est aussi par l’injection en son cœur
d’une temporalité de contrainte sinon contradictoire, la brève durée d’une
rencontre sportive s’oppose à une longue durée sans événement. Le stade est
pour l’essentiel du temps un désert, une coquille vide. Le temps
« plein » et court du spectacle sportif est ici opposé au temps long
et « vide » du stade inoccupé. Ce cadre spatio-temporel paradoxal, mais
qui fait le fond du projet-stade, participe de la mise en œuvre d’un objet singulier
dont la visibilité première est due au caractère monumental du bâtiment et au
caractère lumineux qui le constitue en tant que puissance d’irradiation
visuelle.
D’ailleurs les
médias (radio, télévision, Internet…) s’y concentrent et le stade lui-même
devient un média à part entière. Mais surtout, par le truchement de la brusque
et soudaine numérisation de nos sociétés, le stade a rapidement intégré et déployé cette technologie à la fois
surplombante et d’immixtion faisant de la compétition sportive un spectacle
total et du stade un spectacle en tant que tel. Le processus de numérisation du
stade régit en outre la traçabilité des spectateurs qui d’informés deviennent
informateurs tout en restant des aficionados.
Cette numérisation invisible s’immisce dans la technologie visible et même
ostentatoire du stade et, en tant qu’elle agit elle-même technologiquement,
elle pénètre jusque dans l’œil de chaque individu-spectateur redoublant son
addiction voire son intégration sinon son incorporation à l’écran sous la
logique du sport. Le spectateur du stade rejoint alors le téléspectateur
domicilié en tant qu’ils sont astreints aux mêmes écrans portable ou fixe,
petit ou géant, contraints à une visualisation centripète ininterrompue et à
une logique d’attention sinon de dépendance totale à la compétition sportive.
Le regard, sinon l’œil, est maintenant arraché à toute possibilité d’une prise
de conscience sur le monde parce que hypnotisé par le vertige d’une recherche
et d’une réception toujours impatientes et avides d’informations à flux continu
et instantanées.
L’esthétique
du stade est sécrétée par les exploits sportifs et technologiques, leur fusion
en un tout indissociable, en même temps qu’elle est la mise au jour de surfaces
de recouvrement ou de protection de plus en plus lissées, structurant des
volumes simples, souples et fluides qui en exhibent davantage la force,
l’autonomie. Le stade se présente en effet comme l’architecture de l’ordre
sportif immuable, croisant technologie esthétisée et esthétique high-tech. Immense porte-à-faux, gradin
mobile, nouveaux matériaux de synthèse associés au verre et au métal, jeu de la
transparence et de l’opacité, mise en scène et théâtralisation, lieu
cinématographique constituent la garantie technico-esthétique de la compétition
sportive.
Se
distinguant de tout autre bâtiment, exhibant même son autonomie parfois jusqu’à
revendiquer le statut de chef-d’œuvre, le stade est surtout l’objet monumental
technique de l’organisation des corps selon la figure de « la masse en
anneau » dont parlait Elias Canetti, de l’agrégation des corps, de leur
unification en un seul corps gigantesque. Le stade est le lieu d’une puissance
de diffusion de son organisation en tant qu’« ornement de masse » (Siegfried
Kracauer) vis-à-vis de l’extérieur (la ville, les téléspectateurs) et à
l’intérieur (les spectateurs) et d’une esthétique technique, l’ordre même de la
perfection, une forme d’hygiène visuelle totale.
On
associe souvent le stade à une beauté spécifique dont le rappel constant à
l’antiquité gréco-romaine est partie prenante. Si l’architecture d’un stade
participe sans aucun doute d’un certain plaisir parce qu’il procure un agrément
qui provient essentiellement de l’ouïe et de la vue (couleurs, forme, sons…),
la beauté du stade contemporain indique surtout la volonté d’une perfection, la
stabilité d’un ordre, voire l’idéal d’un ordre visuel-acoustique. « Un bon
match de football, prétend le sociologue Norbert Elias, a quelque chose en
commun avec une bonne pièce de théâtre. » Si le rapport au théâtre peut
être soutenu pour le stade avec sa scène centrale, ses spectateurs, sa « chorégraphie »,
etc., le stade est tout autant le lieu d’une vaste expérience télé-cinématographique
avec la multiplication des caméras (sans oublier les micros) et des écrans, de
plus en plus individualisés qui, non seulement ceinturent le stade et le
rendent présents dans les foyers à travers le monde entier, mais aussi
métamorphosent ce même monde en une gigantesque salle de spectacle.
Les propositions de contribution sont à envoyer par courriel avant le 1er juin 2016, à l’adresse suivante : marc.perelman@u-paris10.fr (ne pas dépasser les 2.000 signes). Les réponses aux propositions seront transmises au plus tard le 1er juillet 2016. Avec la participation de l'Équipe d'accueil H.A.R. (Histoire des Arts et des Représentations).